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Comme, après environ une demi-minute, personne ne venait ouvrir, j’interrogeai Vince du regard. Il désigna la rampe.
– Réessayez un coup. Ça pourrait prendre un peu de temps.
Je sonnai donc une nouvelle fois. Alors nous parvint le bruit étouffé d’un mouvement dans la maison, et quelques instants plus tard, la porte s’ouvrit, non pas directement, ni en grand, mais par à-coups. Lorsque l’écartement atteignit trente centimètres, je compris pourquoi. Il s’agissait d’une femme en fauteuil roulant, qui reculait, puis se penchait en avant pour entrebâiller la porte un peu plus, puis reculait de nouveau, et se penchait encore pour l’ouvrir plus largement.
– Oui ? dit-elle.
– Madame Sloan ?
Je lui donnais dans les soixante, soixante-dix ans. Elle était mince, mais sa façon de bouger le haut du corps n’évoquait aucune fragilité. Agrippant fermement les roues de son fauteuil, elle contourna avec adresse la porte pour s’avancer, et nous bloqua de fait l’accès à la maison. Une couverture recouvrait ses genoux, et elle portait un gilet marron sur une blouse à fleurs. Pas une mèche ne dépassait de sa chevelure grise sévèrement tirée en arrière. Une touche de rouge rehaussait ses pommettes saillantes, et ses yeux bruns dardaient un regard perçant alternativement sur ses deux visiteurs inattendus. D’après ses traits, elle avait dû être une femme superbe, mais elle dégageait aujourd’hui, peut-être à cause de sa mâchoire serrée, de la moue de ses lèvres, une impression de colère, voire de méchanceté.
J’eus beau chercher, rien en elle ne m’évoquait Cynthia.
– Oui, je suis Mme Sloan, répondit-elle.
– Désolé de vous déranger si tard. Mme Clayton Sloan ?
– C’est cela, Enid Sloan. Il est très tard. Que voulez-vous ?
Son ton suggérait que, quoi que ce fût, nous ne devions pas compter qu’elle se montre aimable.
Elle tenait sa tête relevée, le menton pointé en avant, non seulement parce que nous la dominions de notre hauteur, mais pour marquer sa force. Elle cherchait à nous prouver qu’elle était une solide vieille toupie, avec qui il ne fallait pas jouer au plus fin. J’étais surpris qu’elle ne parût pas plus effrayée que deux hommes sonnent à sa porte tard le soir. Après tout, elle n’était qu’une dame âgée en fauteuil roulant et nous, deux hommes vigoureux.
Je parcourus le salon d’un coup d’œil rapide. Mobilier colonial bon marché, style Ethan Allen édulcoré, beaucoup d’espace entre les éléments pour permettre le passage du fauteuil roulant. Rideaux et voilages décolorés, quelques vases emplis de fleurs artificielles. La moquette, épaisse, en grande largeur, qui avait dû coûter bonbon à l’installation, semblait usée et tachée par endroits, la texture râpée par les roues du fauteuil.
Une télévision ronronnait dans une autre pièce, et une odeur appétissante nous parvenait du fond de la maison. Je reniflai.
– Vous avez quelque chose au four ?
– Un gâteau à la carotte, répondit-elle sèchement. Pour mon fils. Il va rentrer à la maison.
– Ah. C’est lui que nous venons voir. Jeremy, c’est ça ?
– Qu’est-ce que vous voulez à Jeremy ?
Oui, quoi, au fait ? Du moins, qu’avions-nous l’intention de prétendre vouloir à Jeremy ?
Comme j’hésitais, cherchant une réponse appropriée, Vince reprit l’initiative :
– Où est Jeremy en ce moment, madame Sloan ?
– Qui êtes-vous ?
– C’est nous qui posons les questions, je le crains, ma petite dame, répliqua Vince.
Il avait adopté un ton autoritaire, mais semblait s’efforcer de ne pas paraître menaçant. Je me demandais s’il voulait donner à Enid Sloan l’impression que nous étions flics.
– Vous allez me dire qui vous êtes ? répétât-elle.
– Peut-être qu’on pourrait parler à votre mari, alors, dis-je. On peut parler à Clayton ?
– Il n’est pas là, riposta Enid Sloan. Il est à l’hôpital.
Cela me prit de court.
– Ah ? Désolé. C’est l’hôpital qu’on a vu en venant ?
– Si vous êtes arrivés par Lewiston, oui. Ça fait plusieurs semaines qu’il y est. Je dois prendre un taxi pour aller le voir. Tous les jours, aller et retour.
Il semblait important, je le devinais, que nous sachions quels sacrifices elle faisait pour son mari.
– Votre fils ne peut pas vous emmener ? demanda Vince. Il est parti depuis si longtemps que ça ?
– Il avait des choses à faire, rétorqua-t-elle en avançant son fauteuil, comme pour nous repousser vers le seuil de sa maison.
– J’espère que ce n’est pas trop grave, pour votre mari, repris-je.
– Mon mari est en train de mourir. Il a un cancer généralisé. Ce n’est plus qu’une question de temps – elle hésita, me regarda un instant. C’est vous qui avez appelé ? En demandant Jeremy ?
– Euh, oui. J’avais besoin de le contacter.
– Vous avez dit qu’il vous avait parlé d’aller dans le Connecticut, poursuivit-elle d’un ton accusateur.
– Il me semble que c’est ce qu’il m’a raconté.
– Il ne vous a jamais dit ça. Je lui ai demandé. Il m’a juré qu’il n’avait parlé à personne de l’endroit où il allait. Alors comment vous le savez ?
– Je pense qu’on devrait continuer cette discussion à l’intérieur, intervint Vince en faisant un pas en avant.
Enid Sloan s’accrocha à ses roues.
– Moi, je ne le pense pas.
– Eh bien moi, si, riposta Vince.
Il posa les mains sur les accoudoirs du fauteuil et l’obligea à reculer. Enid ne faisait pas le poids contre Vince.
– Hé, doucement ! dis-je en lui touchant le bras pour le retenir – brutaliser une vieille dame en fauteuil roulant n’entrait pas dans mes plans.
– Vous en faites pas, répliqua Vince d’une voix qu’il voulait rassurante. Simplement, il fait froid dehors, et je ne voudrais pas que Mme Sloan attrape la mort.
Le choix de ses mots ne me disait rien qui vaille.
– Arrêtez, glapit Enid Sloan en frappant les bras et les mains de Vince.
Il la poussa à l’intérieur, et je ne pouvais faire autre chose que les suivre. Puis je refermai la porte derrière moi.
– Je vois pas l’intérêt de tourner autour du pot, déclara Vince. Vous feriez aussi bien de lui poser vos questions.
– Mais putain, vous êtes qui, à la fin ? cracha Enid.
– Madame Sloan, répondis-je, soudain décontenancé, je m’appelle Terry Archer. Et ma femme, Cynthia. Cynthia Bigge.
Elle me dévisagea, bouche bée. Muette de saisissement.
– Je vois que ce nom vous dit quelque chose, poursuivis-je. Celui de ma femme, du moins. Le mien aussi, peut-être, mais en tout cas, le nom de ma femme semble vous faire de l’effet.
Elle ne dit toujours rien.
– J’ai une question à vous poser. Ça risque de vous paraître un peu aberrant, mais je vous demanderai d’être patiente ; même si mes questions semblent ridicules.
Elle se taisait toujours.
– Bon, allons-y. Êtes-vous la mère de Cynthia ? Êtes-vous Patricia Bigge ?
Cette fois, elle ricana avec mépris.
– Je ne vois pas de quoi vous parlez, répliqua-t-elle.
– Alors, pourquoi ce rire ? On dirait que vous connaissez les noms que je viens de citer.
– Quittez ma maison. Rien de ce que vous dites n’a de sens pour moi.
Je lançai un coup d’œil à Vince, dont le visage restait de marbre, et lui demandai :
– Vous avez déjà vu la mère de Cyn ? À part ce soir-là, quand elle est sortie et qu’elle est partie en voiture ?
– Non.
– Ça pourrait être elle ?
Vince plissa les yeux, dévisagea la vieille femme avec attention.
– J’en sais rien. Peu probable, à mon avis.
– Je vais appeler la police, annonça Enid en faisant pivoter son fauteuil.
Vince le contourna aussitôt, fit mine de saisir les poignées, avant que je l’arrête d’un geste.
– Non, c’est peut-être une bonne idée. On pourrait attendre le retour de Jeremy, et lui poser quelques questions en présence de la police.
Enid interrompit sa manœuvre, mais elle lança :
– Pourquoi j’aurais peur que la police vienne ?
– Bonne question. Pourquoi ? Il pourrait y avoir un rapport avec ce qui s’est passé il y a vingt-cinq ans ? Ou avec des événements plus récents, dans le Connecticut ? Pendant que Jeremy était absent ? Comme la mort de Tess Berman, la tante de ma femme ? Ou celle d’un détective privé appelé Denton Abagnall ?
– Sortez d’ici !
– Et à propos de Jeremy, poursuivis-je. C’est le frère de Cynthia, pas vrai ?
Elle me regarda fixement, les yeux pleins de haine.
– Je vous défends de dire une chose pareille, rugit-elle, les mains posées à plat sur la couverture.
– Pourquoi ? Parce que c’est la vérité ? Parce que, en fait, Jeremy est Todd ?
– Quoi ? Qui vous a raconté ça ? C’est un mensonge dégueulasse !
Mon regard la survola pour se poser sur Vince, qui tenait les poignées du fauteuil roulant.
– Je veux téléphoner, reprit-elle. J’exige que vous me laissiez me servir du téléphone.
– Qui voulez-vous appeler ? demanda Vince.
– Ça ne vous regarde pas.
Il releva les yeux vers moi.
– Elle va appeler Jeremy, dit-il calmement. Elle veut le prévenir. C’est pas une très bonne idée.
– Et Clayton ? continuai-je. Est-ce que Clayton Sloan est Clayton Bigge ? Est-ce qu’ils sont une seule et même personne ?
– Laissez-moi téléphoner, répéta-t-elle, d’une voix aussi sifflante qu’un serpent.
Vince agrippait le fauteuil. Je lui dis :
– Vous ne pouvez pas faire ça. C’est une forme de rapt, de séquestration, je ne sais pas.
– C’est vrai ! renchérit Enid Sloan. Vous ne pouvez pas faire irruption dans la maison d’une vieille femme et vous comporter de cette façon !
Vince lâcha le fauteuil roulant.
– Alors, prenez le téléphone, appelez la police, riposta-t-il, reprenant mon bluff à son compte. Pas question d’appeler votre fils. Téléphonez aux flics.
Le fauteuil ne bougea pas.
– Il faut que j’aille à l’hôpital, annonçai-je à Vince. Je veux parler à Clayton Sloan.
– Il est très malade, objecta Enid. On ne peut pas le déranger.
– Je le dérangerai juste le temps de lui poser une ou deux questions.
– Vous ne pouvez pas aller là-bas ! L’heure des visites est passée ! En plus, il est dans le coma ! Il ne se rendra même pas compte de votre présence !
S’il était vraiment dans le coma, songeai-je, elle se moquerait que j’aille le voir.
– Allons à l’hôpital, dis-je.
– Si on s’en va, elle appellera Jeremy, objecta Vince. Elle le préviendra qu’on l’attend pour lui parler. Je pourrais l’attacher.
– Bon sang, Vince !
Je ne pouvais pas le laisser ligoter une vieille infirme, si antipathique fût-elle. Même si cela signifiait ne jamais obtenir de réponses à mes questions.
– Et si vous restiez ici avec elle ?
Il acquiesça.
– Ça marche. Enid et moi, on va papoter, cancaner sur les voisins, ce genre de trucs – il se pencha pour qu’elle vît son visage. Ça va être sympa comme tout, non ? On pourrait même goûter ce gâteau à la carotte. Il sent délicieusement bon.
Puis il sortit les clefs du pick-up de sa poche et me les lança. Je les saisis au vol puis demandai à Enid :
– Il se trouve dans quelle chambre ?
Elle me foudroya du regard, sans répondre.
– Donnez-moi le numéro de sa chambre ou j’appelle les flics moi-même.
Elle réfléchit un instant, comprit qu’une fois à l’hôpital, je serais sans aucun doute en mesure de le trouver, et lâcha :
– Troisième étage. Chambre 309.
Avant de quitter la maison, nous échangeâmes avec Vince nos numéros de portable. Je montai ensuite dans son pick-up, tripatouillant pour placer la clef dans le démarreur. Un véhicule inconnu demande toujours quelques minutes d’adaptation. Mais je finis par mettre le contact, trouver les phares, puis reculai dans une allée et fis demi-tour. Il me fallut un moment pour m’orienter. Je savais que Lewiston se trouvait au sud, et que nous avions pris vers le sud après le bar. Mais j’ignorais si, en continuant encore tout droit, je parviendrais à mon but. Aussi retournai-je sur Main Road, et, après avoir retrouvé l’autoroute, je repris la même direction.
J’empruntai la première sortie dès que j’aperçus le H bleu dans le lointain, trouvai le chemin du parking de l’hôpital, dans lequel je pénétrai par le service des urgences. Une demi-douzaine de personnes occupaient la salle d’attente : deux jeunes parents avec un bébé qui hurlait, un adolescent dont le genou était en sang, un couple de personnes âgées. Je traversai directement la salle, dépassai le bureau des admissions, où un écriteau signalait que les visites étaient autorisées jusqu’à vingt heures – j’avais deux heures de retard par rapport à cette limite –, puis m’engouffrai dans un ascenseur pour le troisième étage.
On pouvait me demander ce que je faisais là à tout moment, mais je pensais que si je réussissais à atteindre la chambre de Clayton Sloan, tout irait bien.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent sur le local des infirmières de l’étage. Il n’y avait personne. Je sortis, hésitai un instant, puis tournai à gauche, cherchant des numéros de porte. Je vis le 322, découvris que les nombres croissaient à mesure que je remontais le couloir. Demi-tour, ce qui m’obligea à repasser devant le local des infirmières. Cette fois, une femme s’y trouvait, me tournant le dos, en train de lire une feuille de température. Je passai devant aussi silencieusement que possible.
Le couloir faisait un angle, après lequel la première chambre que je vis se trouva être la 309. La porte était un peu entrebâillée, et la pièce plongée dans l’obscurité, hormis un néon accroché au mur le plus proche du lit.
Il s’agissait d’une chambre particulière, à un seul lit. Un rideau le masquait entièrement, sauf le montant inférieur, où un panneau à pince pendait sur un cadre métallique. Je fis quelques pas à l’intérieur, au-delà du rideau, et vis un homme allongé sur le dos, le buste légèrement relevé, dormant à poings fermés. Âgé d’environ soixante-dix ans, me sembla-t-il. Le visage émacié, les cheveux clairsemés. À cause de la chimio, sans doute. La respiration haletante. Les bras de part et d’autre du corps, les doigts longs, pâles et osseux.
Je fis le tour du lit pour gagner le côté opposé, là où le rideau me dissimulait du couloir. Une chaise se trouvait à la tête du lit, et une fois assis, je parvins à me rendre encore plus invisible à quiconque passerait devant la chambre.
Je scrutai le visage de Clayton Sloan, y cherchai ce que je n’avais pas réussi à trouver sur celui d’Enid. Quelque chose dans la forme du nez, peut-être, une vague fossette au menton. J’effleurai le bras nu de l’homme, qui émit un léger ronflement.
– Clayton, chuchotai-je.
Il renifla, remua inconsciemment le nez.
– Clayton, répétai-je tout aussi bas, frottant doucement sa peau parcheminée.
Un tuyau pénétrait la veine au creux de son coude. Une perfusion quelconque.
Il ouvrit les yeux, renifla encore. Et me vit. Il cligna les paupières plusieurs fois, afin d’ajuster son regard.
– Que…
– Clayton Bigge ? dis-je.
Cela rendit non seulement son regard tout à fait net, mais lui fit tourner brutalement la tête vers moi. La chair flétrie de son cou se ratatina.
– Qui êtes-vous ? murmura-t-il.
– Votre gendre.